Une fois l’an au cours de la septième lune les portes des enfers s’ouvrent et les esprits s’en viennent hanter les vivants.
Kuei chieh le festival des fantômes affamés enflamme alors, l’une après l’autre, les rues du vieux Malacca.
Un grand rituel purificatoire s’impose pour apaiser ces revenants devenus très exigeants car imprudemment délaissés par leurs descendants. Après avoir été, toute une nuit durant largement gavés de nourritures, de « hell bank notes », un million de dollars l’unité car c’est connu vivre en enfer coute les économies de toute une vie et bien plus, sans oublier les prières appropriées, les esprits apaisés peuvent s’en retourner aux enfers, au grand soulagement des vivants.
Rue après rue, le vieux Malacca s’organise pour répondre comme il se doit à cette invasion annuelle du septième mois lunaire (courant aout pour faire simple). Dans chaque rue, le comité du kuei chieh canalise l’excitation en préparatifs ritualisés : en fin d’après-midi la voie est barrée tandis qu’en son milieu une représentation en papier du roi des enfers est dressée. Le rituel débute par un enfumage en règle des habitations pour en débusquer les esprits. Une quantité impressionnante de bâtons d’encens brûle. L’acre fumée envahit tous les recoins et chasse les fantômes, les forçant à sortir au grand jour. Prières et incantations peuvent commencer. Tout au long de la soirée des offrandes en papier s’accumulent au pied du roi des enfers. Tandis, on le suppose, que les fantômes se goinfrent de ces cadeaux virtuels en papier imprimés allant de la vieille machine à coudre Singer au jet privé sans oublier les sacs Vuithon et les bières Hainiken, voire les canettes de Caca Cola accompagnant un set de fast food.
Tandis que les vivants se retrouvent -c’est leur nature- autour de nourritures plus terrestres, spécialités culinaires nyonyas et forces boissons. On papote, on plaisante, profitant goulument de ce moment privilégié où se raffermissent les liens de voisinage. Les musiques, jadis opéra traditionnel chinois, ont subi, elles aussi l’influence de la modernité, les chanteurs aux pommettes rougies et yeux charbonneux ont cédé la place à des chanteuses de karaoké, presque aussi maquillées… mais aux tenues nettement plus sexy. Evolution qui donne lieu à de vives controverses entre anciens et modernes. Les premiers regrettant le spectacle de l’opéra plus approprié à une fête familiale, les seconds estimant qu’il faut vivre avec son temps.
La nuit s’allonge, les discutions faiblissent, l’heure est venue de renvoyer les fantômes là d’où ils viennent, en enfer. Opération des plus aisées : il suffit, pour en être débarrassé jusqu’à l’année prochaine, d’entamer le rituel de destruction du roi des enfers en mettant le feu aux monceaux de cadeaux en papier qui se sont accumulés à ses pieds. Les flammes lèchent rapidement la base du tumulus, remontent le long du corps de l’effrayant monarque qui s’affaisse en une myriade d’étincelles et cendres virevoltantes. Elles emportent, assure-t-on, les esprits rassasiés avec elles.
L’histoire ne dit pas si les fantômes regrettent de quitter si vite la terre des vivants, leurs rires et leurs chansons. Quant aux convives, les dernières étincelles à peine éteintes, ils regagnent tranquillement leurs pénates, repus et fatigués mais surtout satisfaits d’avoir une nouvelle fois si bien réglé cette délicate affaire.
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